CHAPITRE IV

Corin ferma la porte de ses appartements avec un claquement qui lui parut satisfaisant. Mais il regretta son action presque aussitôt, car il avait utilisé son poignet blessé, qui protesta vivement.

Il l'examina, fit tourner sa main et décida que l'articulation n'était pas cassée, seulement meurtrie.

Suis-je le seul à blâmer ?

Pourquoi ? Qu’as-tu encore fait ?

Il chercha Kiri du regard et la vit, petite boule de fourrure lovée au milieu de son lit à baldaquin. Son nez noir pointu était enfoui sous sa queue rousse à l'extrémité noire.

Je me suis retrouvé impliqué dans une rixe de taverne, ce qui est indigne de moi, d'après mon jehan. Jai compromis le traité commercial avec Caledon. Pour finir, j'ai été incroyablement insolent envers mon jehan.

Vraiment ?

— Oui, fit-il à voix haute. Kiri, comment se fait-il que je dise toujours des choses que je regrette, surtout à mon jehan ?

Parce que ta bouche fonctionne indépendamment de ton cerveau.

La renarde se leva, se secoua pour remettre de l'ordre dans sa fourrure rousse luisante, et vint s'asseoir à côté de son lir.

Un jour, tu apprendras.

— Crois-tu ? ( Il soupira et s'allongea sur le grand lit. ) Il menace de m'envoyer à Atvia dans deux ou trois ans, lir... Les dieux savent que je n'ai nulle envie d'y aller.

Atvia est ton héritage, dit la renarde. Tu seras son roi. N'est-ce pas là chose enviable ?

— Oui, admit Corin sans enthousiasme. Il y a de quoi en être fier. L'ennui, c'est que j'ai peu de fierté... Je vois Hart et Brennan, de vrais guerriers, et je me sens inférieur.

C'est idiot. Tu as un lir. Tu m'as, moi... Comment pourrais-tu te sentir inférieur à eux ?

— C'est une chose qui arrive quand un guerrier reçoit son lir tard. J'avais seize ans, Kiri, comme tu le sais. Mes deux rujhollis en avaient treize. J'ai eu le temps de m'inquiéter, pendant que Brennan montrait Sleeta à tout le monde et que Hart apprenait à voler avec Rael.

N'oublie pas que le Mujhar avait dix-neuf ans quand il a reçu le sien.

Le ton de la voix mentale de Kiri était parlant : à son avis, il n'avait aucune raison de se plaindre.

On tambourina à sa porte. Corin savait qui frappait ainsi.

— Keely, ce n'est pas le moment ! cria-t-il.

Sans attendre, elle poussa la porte et entra.

— Corin, encore une bagarre ? dit-elle en voyant l'état de ses vêtements.

— Pas du tout, fit-il. Ce sont les suivantes de Deirdre qui m'ont mis dans cet état. Il faut blâmer leur impatience à bénéficier de mes faveurs.

— Tu as gagné ?

— Nous avons gagné tous les trois.

— Trois ? Hart, bien sûr... et... Brennan ?

— Oui. Il est venu avec nous pour nous garder à l'œil. Et c'est lui qui a commencé la rixe avec Reynald.

— Reynald ? Le frère d'Einar ?

— Son cousin. Ce ku'reshtin a peloté une serveuse. Quand elle a refusé ses attentions, il l’a giflée. Elle a cassé le pichet et s'est coupé la main.

— Et Brennan a couru à son secours. C'est bien de lui.

— Keely, tu veux bien m'aider à enlever mes bottes ? demanda Corin.

Quand elle se pencha pour tirer sur le talon de sa botte, Corin remarqua qu'elle portait une robe de velours et de soie couleur cuivre au lieu des cuirs cheysulis qu'elle affectionnait. Sa chevelure fauve était tressée à la mode cheysulie et semée de clochettes d'or. Un collier de topaze et de rubis mettait en valeur son cou élégant.

— Ne me regarde pas comme ça ! protesta-t-elle. Deirdre a insisté... Elle a dit que je ne pouvais pas assister au banquet en braies et en justaucorps.

— Ma foi, non, acquiesça-t-il.

— Attends un peu, marmonna-t-elle. Tu seras baigné, parfumé et pommadé en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire.

— Non. Je suis consigné dans mes appartements.

— Par qui ? demanda-t-elle.

— Par la seule personne qui en ait le pouvoir. Je suis en disgrâce. Il n'était pas très content.

— Bah ! Reynald le mérite. Einar aussi. Sais-tu que je dois être sa voisine au banquet ? Il aurait mieux valu lui donner Maeve, s'il lui fallait une princesse pour soigner son honneur bafoué !

La botte tomba sur le sol.

— Laisse-moi voir ce poignet, dit-elle.

Elle l'explora délicatement, mais fermement. Comme un guerrier, elle avait peu de patience pour les blessures.

— Il n'est pas cassé, dit-elle au bout d'un moment.

— Seras-tu aussi pleine d'attention pour Sean, quand tu l'auras épousé ?

— Il me prendra comme je suis. Il n'épouse pas une infirmière. Dieux, lança-t-elle avec colère, je n'ai aucune envie d'aller à Erinn et de devenir la cheysula du roitelet d'une île perdue !

— Notre jehan n'a rien à faire de ce que nous voulons ou pas, déclara son frère d'une voix sombre. Je lui ai dit que je ne voulais pas aller à Atvia. Il m'a répondu que j'avais le choix : je peux rester ici, déshérité et renié... ou obéir.

Corin soupira et essaya de délacer son pourpoint déchiré. Il n'y parvint pas. Keely vint de nouveau à son secours.

— Ma foi, reprit-il, au moins Hart et Brennan sont eux aussi exilés dans leurs chambres.

— Il était vraiment fâché, alors !

— Oui. Comme il le sera si je te retiens plus longtemps. Tu dois y aller, Keely. Et embête Einar de ma part !

Elle sortit de la chambre, en marmonnant :

— Ku'reshtin...

Hart sortit de son bain chaud et laissa son valet de pied lui bander les côtes. Il alla devant son miroir d'argent poli et regarda le bandage, qui lui rendait la respiration un peu difficile. Mais ce qui l'ennuyait le plus, c'était son œil au beurre noir.

— Tu n'es pas un bon fils, dit-il à son reflet, ni un bon prince.

Il se sentit aussitôt ragaillardi. Il avait admis ses fautes ; il pouvait reprendre le cours de sa vie sans sentiment de culpabilité.

Cela ne suffit pas, et tu le sais. Mais ça ne t’arrête pas pour autant.

C'était la voix de son lir, le faucon Rael. Il avait des plumes blanches bordées de noir et les yeux jaune pâle.

— Non. Pourquoi cela devrait-il m'arrêter ?

Parce que c'est mal.

Hart jura en enfilant un pourpoint propre.

— Me suis-je trompé ? Comment aurais-je pu faire le mal, Rael, alors que je me contentais de me défendre ?

Je suppose qu'il est inutile de te faire remarquer que tu n'aurais pas dû te défendre si tu ne t'étais pas mis en position d'avoir à le faire ?

— Cela suffit, dit Hart.

Il se passa les mains dans les cheveux, encore humides de son bain. La lumière joua sur les bracelets-lir qui brillaient à ses bras ; ces ornements portaient l'image du faucon en plein vol, en l'honneur du lir qu'il essayait de réduire au silence.

— Tu contredis ton propre lir, harani ? dit Ian sur le pas de la porte. C'est reconnaître ta culpabilité... Mais ne me dis pas que tu mérites ce châtiment, ou je me croirai devenu fou.

— Non, su’fali, je vous éviterai la folie... Ce que j'ai fait était nécessaire, et ne méritait aucune punition.

— Me voilà rassuré ! dit Ian.

Il avait cinq ans de plus que son frère, le Mujhar. Comme la plupart des Cheysulis, il ne paraissait pas son âge. Ses cheveux étaient toujours noirs, à part une mèche blanche qui retombait sur son sourcil gauche. Il était musclé et solide, avec à peine quelques rides au coin des yeux. Ian était totalement cheysuli d'apparence, bien que sa mère ait été d'ascendance homanane.

— C'était ton idée, d'aller à cette taverne ?

— Vous avez vu mon jehan ? Il vous l'a dit ?

— Il n'en a pas eu besoin. Cela ne pouvait venir que de toi.

— Je suis trop facile à percer à jour, alors, dit Hart.

— Non. Pas pour les autres. Tu as la capacité de te cacher de tous, même en pleine vue. Je pense que c'est quelque chose qui te fait plaisir.

— Je ne me cache pas de vous, su'fali.

— Parce que je sais ce que tu fais, et comment tu le fais. Même Niall ne s'en rend pas compte.

— Il ne me regarde pas beaucoup. Il n'a d'yeux que pour Brennan et Maeve, son héritier et la fille de Deirdre, qui ressemble tant à sa mère.

— Je ne pensais pas que cela te gênait.

Hart regarda son oncle, surpris.

— Peu m'importe. Je suis content de ce que j'ai. Je voulais simplement souligner qu'il ne faisait rien pour cacher ses préférences.

— Quand tu seras jehan, et roi, tu verras qu'il est difficile de concilier affection et autorité, dit Ian. C'était pareil pour ton grand-père...

— D'où vous vient cette sagesse, su'fali ? Où est votre cheysula ? Votre meijha ? Où sont vos enfants ?

Ian sourit.

— Je ne suis pas encore mort, harani. Un jour, peut-être, donnerai-je le collier-lir à une femme...

— En attendant, vous avez à vos pieds la moitié des femmes du clan, sans compter quelques-unes des suivantes de Deirdre.

— C'est plutôt le domaine de Corin que le mien.

— Pas seulement. Je ne suis pas aveugle.

— Non. Tu es seulement distrait par le jeu de la fortune et d'autres bêtises improductives. Tu agis comme si tu n'avais rien à voir avec la Prophétie. Ce n'est pas le cas, mon jeune harani. Tu apprendras tôt ou tard que le tahlmorra peut se manifester au moment le plus inopportun.

— Comme quand la sorcière ihlinie vous a pris votre lir et vous a forcé à coucher avec elle ? demanda Hart en faisant face à Ian.

Il regretta aussitôt ses paroles. Cet épisode était connu de peu de monde. Aucun Cheysuli n'aurait trouvé facile d'avouer qu'il avait été ensorcelé de la sorte. Pour Ian, c'était une blessure que même un i'toshaa-ni annuel n'était pas parvenu à guérir.

Et son neveu préféré venait de lui jeter ses souvenirs à la figure.

— Su'fali... Pardonnez-moi. J'aurais dû me taire. Il y a tant de choses que je ne devrais pas dire ou faire.

— Oui, acquiesça Ian. Un jour, tu apprendras peut-être à t'en abstenir...

Hart regarda son oncle sortir. Puis il s'abreuva d'injures soigneusement choisies.

Le prince d'Homana regarda la panthère noire à la fourrure luisante qui était étendue sur son lit avec l'élégance que seuls possèdent les félins de toutes tailles. Elle ne bougeait pas, mais Brennan savait qu'elle était éveillée. Il l'avait senti dans leur lien mental en pénétrant dans la pièce.

— J'aurais dû t'emmener avec moi... Quand je pense que je suis allé avec mes rujhollis pour les empêcher de se fourrer dans les ennuis... Et que c'est moi qui ai commencé la bagarre !

Avec raison ?

— Bien sûr ! Mais cela ne change rien. J'aurais dû les laisser aller seuls.

Et si tu l'avais fait ?

— Il y aurait eu une rixe quand même. C'est pour cela que je les ai suivis. Dieux, Sleeta, j'ai parfois l'impression qu'ils vont me rendre fou !

Ce n'est pas à toi de servir de jehan à tes rujhollis. Ils en ont déjà un.

— Oui, je sais.

Brennan essaya d'enlever son pourpoint et n'y parvint pas. Il sortit et appela son valet de pied. L'homme arriva promptement, suivi par Maeve. Elle renvoya le serviteur, malgré les protestations de son frère, disant qu'elle s'occuperait personnellement de soigner sa blessure.

Le valet apporta de l'eau chaude, des bandages et de la pommade.

Elle aida Brennan à retirer son pourpoint et sa tunique de soie. Puis elle lava délicatement la blessure.

— Tu devrais enlever cet or, dit-elle en tapotant le bracelet-lir.

— Non.

— Tu n'abandonnerais pas pour autant ton statut de guerrier...

Il sourit en entendant son léger accent érinnien. Aînée de la fratrie, âgée de vingt-trois ans, elle avait vécu toute sa vie à Homana, à part les deux premières années. Elle était très proche de sa mère, ce qui expliquait son accent.

— Tu vas salir ta robe, dit-il en essayant de se dégager.

— Je me changerai. Attends. Pardonne-moi, dit-elle alors qu'il poussait un cri de douleur. Voilà. C'est terminé. II n'y a pas beaucoup de sang.

Il regarda la blessure, qui était nette et se terminait quelque part sous son bracelet-lir.

Il bougea le muscle. Il était douloureux, mais ses mouvements ne semblaient pas affectés.

— Mets simplement un bandage autour, dit-il.

— Patience, mon seigneur frère. Tu ne peux pas aller à un banquet avec une blessure sanguinolente !

— D'autant plus que je ne suis pas invité, marmonna Brennan.

— Pas invité ?

— Disons, désinvité. Jehan a décrété que nous sommes consignés dans nos appartements jusqu'à nouvel ordre.

— Hart et Corin, encore ! dit-elle en soupirant. Brennan, un jour, tu te feras égorger à cause d'eux ! Ils profitent de toi. Surtout Hart.

Elle pinça les lèvres en passant la pommade sur la blessure. Son expression sévère gâtait un peu la symétrie de ses traits, pensa Brennan. Comme sa mère, Maeve avait les cheveux blond roux et les yeux verts, sans rien de Niall en elle, ni la moindre trace de dons ou d'aspect cheysulis.

— Je ne peux pas laisser Hart partir seul si je sais qu'il va vers des ennuis.

— Il n'est pas ton lir, pour que tu sois obligé de toujours le servir !

— Non, mais il est mon jumeau, un lien aussi fort que celui que je partage avec Sleeta. Tu ne peux pas comprendre, rujholla.

Elle s'arrêta d'enrouler le bandage.

— Non, je ne peux pas. De même que je ne peux pas comprendre pourquoi deux de mes frères et ma sœur m'en veulent tant, pour avoir eu la « chance » d'être née fille unique du Mujhar et de sa maîtresse.

— Hart n'en veut à personne. Corin en veut au monde entier de n'être que le troisième fils ; Keely déteste ne pas avoir le choix du tour que prendra sa vie. ( Il l'attira vers lui. ) Tu n'as pas été fiancée au berceau. Tu n'as pas à prouver que tu es capable de faire ce qu'on attend de toi. Et surtout, tu es libre d'être toi-même, ce que Keely désire plus que tout au monde.

— Elle est elle-même !

— Non. Keely voudrait être autre chose que cheysula, princesse, jehana... Elle voudrait la même liberté que les hommes, devenir ce qu'elle choisit d'être, faire ce qu'elle veut.

— Tu n'es pas plus libre qu'elle, Brennan ! Tu épouseras la fille de Liam d'Erinn, comme Keely épousera son fils. Comment peut-elle dire que tu as plus de liberté qu'elle ? Pourquoi m'en veut-elle d'être satisfaite de ce que je suis ?

« Voudrait-elle échanger sa place contre la mienne, si on l'appelait la fille bâtarde du Mujhar et de sa putain érinnienne ?

— Qui t'appelle ainsi ? dit Brennan en se levant d'un bond.

Les larmes qui brillaient dans les yeux de Maeve lui donnaient envie de prendre son épée et de faire rendre gorge aux malotrus.

— Personne. Tout le monde. Personne devant moi, bien entendu. Ces salauds tiennent à leurs vies. Mais je l'ai entendu. Murmuré, marmonné. Parfois dit à haute voix, quand je vais sur la place du marché.

— Maeve, tu sais qu'il l'épouserait s'il en avait la possibilité. Il voudrait faire de ta mère la reine d'Homana, et de toi sa fille légitime. Il en sera ainsi, quand Gisella ne sera plus de ce monde.

— Tu parles de ta mère, Brennan.

— Je parle de la sorcière à demi cheysulie qu'il a épousée. Je parle de la folle qui a porté ses enfants, puis qui a essayé de les donner à Strahan. Dieux... Quand je pense à ce qui me serait arrivé si elle avait réussi...

— Tu serais mort, dit-elle d'une voix sans timbre.

— Ou pire.

— Pire ? Que peut-il y avoir de pire que la mort ?

— Il aurait fait de nous ses esclaves. Les serviteurs d'Asar-Suti, le Seker, le dieu des ténèbres. Il nous aurait transformés en marionnettes qui auraient régné et semé la destruction en son nom.